5 à 8% des personnes autistes seraient affectées d’un trouble bipolaire, et pourtant, cette association entre ces deux conditions est très peu évoquée dans la littérature. Lorsqu’on tape « autisme et bipolarité » sur Google, trouver un témoignage peut relever du défi. J’ai participé il y a quelques années à un podcast à ce sujet, livrant une expérience quasi unique, en particulier française. L’idée de ce blog qui aborderait en détail ces deux sujets a ensuite germé peu à peu il y a quelques semaines. Quelques jours plus tard, le projet était en route.
J’ai toutefois surtout abordé le sujet de l’autisme jusqu’alors. Car il a fallu faire un choix narratif. Celui d’expliquer en détail chaque trouble indépendamment, avant de mieux raconter leurs interactions, qui peuvent ressembler à un feu d’artifice de l’extérieur. Si j’ai choisi l’autisme comme socle éditorial, c’est parce que c’est la condition qui me suit quotidiennement, qu’importe mon état psychique. Néanmoins, le trouble qui me cause le plus de soucis, celui qui a eu l’occasion de détruire ma vie sociale en un claquement de doigt, d’annihiler mes ressources financières, et que sais-je encore, c’est bien ce maudit trouble bipolaire. La question qui se pose, c’est pourquoi cette comorbidité, autisme et bipolarité, semble si invisible.
Des études focalisées
Les études ont tendance à éluder l’autre trouble lorsqu’elles en étudient un. C’est pourquoi on trouve pléthore d’études sur l’autisme et tout autant sur la bipolarité mais très peu sur les deux conjointes. Parfois même, les échantillons vont jusqu’à éliminer les patients qui présenteraient la comorbidité. Cela s’explique par des symptômes parallèles.
Des symptômes qui se chevauchent
L’autisme et la bipolarité peuvent survenir chez un même patient mais peuvent aussi être un diagnostic différentiel. Il faut entendre par là que les symptômes de l’un peuvent ressembler à ceux de l’autre. À titre d’exemple, je pense notamment à ce qu’on appelle la logorrhée : il s’agit là du fait de débiter des paroles en continu, souvent rapidement, comme si le flux de pensée ne s’arrêtait pas. C’est un symptôme des épisodes maniaques bipolaires qui donne la sensation que la personne pourrait ne jamais s’arrêter de parler. Ça vous fait penser à autre chose ? Que vous soyez autiste vous-même ou que vous en connaissiez un(e), vous aurez peut-être remarqué cette capacité à dérouler un flux parfois dantesque de pensées sans laisser la place à la parole de l’autre.
Pour être concerné par les deux conditions, il y a toutefois une nuance : dans la logorrhée, le flux est habituellement confus, la personne passe du coq à l’âne et le fil de pensée n’est pas forcément totalement facile à suivre. Chez les personnes autistes classiques (à savoir, non bipolaires), le flux est habituellement orienté vers un sujet d’intérêt et semble déplier une liste d’informations organisées, parfois au point de sembler devoir aller tellement au bout du flux qu’il monopolise la conversation. Mes amis savent bien distinguer quand je parle non-stop parce que j’ai envie de les infodump par un sujet d’intérêt (autisme), ou quand je parle non-stop parce que je suis presque guidé par une force extérieure mystérieuse pour lâcher un flux d’informations gigantesque pas forcément nécessaire (logorrhée).

Un autre point qui peut porter à confusion, c’est la réduction du temps de sommeil. Un ami autiste a longtemps été pris pour bipolaire à cause de ses insomnies, avant d’être rediagnostiqué. La différence : lui subissait la fatigue, moi en manie je ne dors pas mais ne ressens aucune fatigue (j’ai déjà tenu 5 jours éveillé sans somnolence). Encore une fois, symptômes similaires, causes et conséquences différentes.
Cela complique bien les diagnostics et c’est pourquoi de nombreux autistes se retrouvent diagnostiqués à tort bipolaires.
Un diagnostic qui masque l’autre
Dans la continuité directe de ce que je viens d’évoquer, il faut comprendre qu’un diagnostic peut facilement en cacher un autre. De nombreuses personnes autistes diagnostiquées tardivement sont d’abord diagnostiquées bipolaires. Cette bipolarité en vient à masquer des symptômes qui peuvent paraître finalement évidents. J’ai moi-même été d’abord diagnostiqué bipolaire 4 ans avant d’être diagnostiqué autiste. Ma bipolarité s’était pourtant déclenchée 5 ans plus tôt et a masqué mes symptômes autistiques pendant tout ce temps.
L’explication : certains épisodes semblaient atténuer mes traits autistiques quand d’autres les amplifiaient. Comment savoir se positionner dans de telles circonstances ? Un coup je semblais autiste, l’autre presque plus. Et quand je paraissais « plus autiste », je paraissais aussi « nettement plus fou ». N’en déplaise à ceux qui rejettent ce terme (fou), c’est celui qui m’a servi comme qualificatif pendant longtemps avant d’être diagnostiqué.

C’est donc d’autant plus difficile de diagnostiquer un trouble masqué par l’autre. Je parle de mon cas mais l’autre peut se produire aussi. Un autisme qui masque une bipolarité, par des routines plus importantes, des intérêts spécifiques dans lesquels la personne met plus d’énergie que d’habitude, un souci du détail pendant ses psychoses. C’est un vrai casse-tête même pour les psychiatres au point que la mienne m’ait dit (et c’est tout à son honneur) qu’elle était incompétente sur le sujet de l’autisme. Elle ne pouvait pas se prononcer sur mon cas, à la fois typique et atypique.
Des diagnostics opposés
Des diagnostics incompatibles ?
On imagine facilement l’autisme comme stable et routinier, calme, alors que la bipolarité est perçue comme cyclique, débordante et chaotique. Ma psychologue elle-même m’a émis l’idée qu’elle trouvait cette association des deux conditions troublante car elle lui semblait incompatible. C’est pourtant une fausse opposition dont je parlerai plus en détail dans un prochain article. Des gènes ont même été identifiés communs, vecteurs des deux troubles. Ce sont deux conditions séparées et l’antithèse de leurs symptômes n’invalide en réalité en rien leur possible présentation concomitante. Elle cause simplement une dissonance plus marquée dans sa manifestation.

Une confusion entre les symptômes
J’évoquais les symptômes qui pouvaient se chevaucher chez une personne autiste atteinte de trouble bipolaire et on peut appuyer ça avec d’autres exemples de mon vécu qui ont réussi à induire même ma psychiatre en erreur. Début août, je me suis lancé dans l’écriture d’un livre. En 7 jours, j’avais complété 200 pages. Le premier jet était même très réussi. C’est passé pour une simple manifestation de mon intérêt spécifique pour l’autisme alors que c’était le début d’une hypomanie, puis d’une manie dont les répercussions financières ont été dévastatrices. De la même manière, mes meltdowns peuvent se confondre avec des crises de colère maniaques et rendent le diagnostic d’un épisode d’autant plus complexe. Je dois apprendre à identifier les signes de chacune de ces crises pour mieux vivre avec. La littérature scientifique a elle-même donc du mal à distinguer tout ça et peut alors confondre bipolarité et autisme ou faire le contraire : ne pas associer les deux, à tort.
Le camouflage
Petit point sur le camouflage souvent retrouvé chez les femmes autistes ou les autistes à HPI. Ces personnes se retrouvent souvent à masquer leur autisme parfois depuis la petite enfance jusqu’à passer maître dans cet art. Masquer un trouble bipolaire ? La suite logique. C’est comme ça que je suis passé sous les radars pendant 5 ans après mon premier épisode maniaque. J’ai caché mes dépressions jusqu’à ce qu’une dépression soit si violente qu’elle transparaisse complètement. Mais j’ai aussi masqué certains symptômes maniaques lors de mon premier épisode : je voyais bien que je devais dormir donc feignais d’être en train de dormir la nuit en me cachant si mes parents ouvraient la porte de ma chambre, puis vaquais à mes occupations. En réalité, j’ai appris des années après qu’ils savaient bien que je ne dormais pas mais qu’ils ne savaient pas quoi faire.
Pourquoi si peu de témoignages ?
Si la littérature scientifique s’accorde sur la possibilité de cette comorbidité, il existe peu de témoignages d’autistes bipolaires sur le sujet. On peut en trouver sur les forums de discussion anglais notamment mais il faut chercher. On ne peut que suggérer les raisons suivantes : double stigmate (difficultés sociales et représentation extérieure liés à un vécu de ces deux troubles), la vulnérabilité (liée au fait de raconter des épisodes qui peuvent induire de la honte) mais aussi et surtout la difficulté à démêler « ce qui vient de la bipolarité » de « ce qui vient de l’autisme ».
Pour être autiste et victime de bipolarité, avant que je ne me lance dans ce blog (et même pendant car il implique un travail d’introspection énorme), il me faut systématiquement distinguer ce qui vient de l’autisme, donc d’une partie de moi, de ce qui vient de la bipolarité, donc ce qui n’est pas de ma faute. Trop se reposer sur l’un risquerait de me déresponsabiliser d’actions qui sont de mon dû mais trop me reposer sur l’autre serait oublier que je suis affecté d’un trouble sévère qui brise ma capacité à raisonner sainement lors de mes épisodes.

Ceci dit, ces raisons sont celles pour lesquelles j’ai décidé d’être transparent dans l’écriture de ce blog pour vous donner un vécu brut de mon autisme et de ma bipolarité. Cet article n’est qu’un premier pas. Dans les prochaines semaines, j’aborderai enfin la bipolarité en profondeur : hypomanie, manie, épisodes mixtes, dépression… et surtout la manière dont ils dialoguent avec l’autisme. Mon objectif : donner des repères clairs à celles et ceux qui vivent ou côtoient cette double réalité.

