Quasiment deux semaines passées au Cambodge. Quelques crises autistiques sur le trajet mais surtout beaucoup de rires avec mes amis (voire de pleurs de rire) et de découvertes que j’avais ratées lors de mon stage de deux mois de fin d’étude en 2017 dans le pays. Cette semaine, c’était l’occasion aussi de me questionner sur un certain nombre de sujets qui me touchent beaucoup : les langues, ce que c’est que voyager à l’étranger quand on est complètement dépaysé, et même, la théorie de l’esprit (spoiler alert : c’est chez l’alliste qu’elle a été défaillante). Un interlude riche en introspection.
Langues et biais
Tout a commencé autour d’un café. Quelqu’un a prononcé un mot en anglais tellement méconnaissable que j’ai cru à une tentative d’invocation démoniaque. Quelque chose comme « dollar ». Impossible à comprendre, pas vrai ? Car il était prononcé « dô-lar ». Ça se prononce « dah-lar » avec une sorte de o proche du a, mais très distinct du o français. J’ai alors réagi par un grand « aaaaah dah-lar » ce qui a fait exploser de rire le groupe. J’admets devenir un peu trop américain sur le sujet.
Plus tard le lendemain, un ami avec qui j’avais fait un stage à l’UCPA parmi des dizaines d’anglophones, m’a sans sourciller accusé d’avoir le pire anglais du groupe. Ironique venant de quelqu’un qui massacre la prononciation, l’accent et la grammaire en même temps.
J’ai eu la chance de tomber sur une prof d’anglais exceptionnelle au collège. Puis j’ai appris par moi-même. À distinguer les temps, les voyelles, et à apprendre à prononcer de la bonne manière des subtilités comme la différence entre bitch et beach (il ne s’agit pas que d’un i plus long). Là où mes amis ne comprennent pas de quoi je parle quand je prononce ces deux mots successivement.
Comprendre une langue, c’est d’abord l’entendre. Un peu comme savoir coder, c’est d’abord savoir lire du code. En comprendre la logique. La plupart des personnes figent leur carte phonémique vers 6-8 ans. Elles intègrent les langues étrangères comme à leur manière de la prononcer. Un i et un ea n’évoquent pas du tout les mêmes sons pour une oreille figée.

Mais ce qui m’a frappé immédiatement avec cette critique de mon anglais par l’ami, c’est qu’il était probablement en plein effet Dunning-Kruger. Il s’agit là d’un biais qui provoque une surestimation de ses propres capacités par les personnes les moins compétentes (demandez à n’importe quel Français son niveau d’anglais (et on connaît le niveau de l’éducation nationale à ce sujet), vous verrez).
PS : je ne vante pas mon anglais, des anglophones ont attesté de mon niveau tout en pointant mes difficultés. Je ne rêve que d’apprendre et m’améliorer. Ri-sy-pe ? Aaaaaaah, « recette » ! (Recette)
Crise morale sous les tropiques
Je suis hypomaniaque (peut-être maniaque), je dors mal, mes médicaments ne font plus effet et je suis très irritable. Le voyage ne se passe pas parfaitement comme prévu. Je ne partage pas les mêmes idées ou les mêmes principes que d’autres du groupe. J’ai fait ce voyage pour l’immersion : vivre en respectant le pouvoir d’achat local (et donc éviter les restaurants à 6 fois le prix normal dans un palace), partager des chambres d’hôtel modestes et couper la climatisation lorsque je pars plusieurs heures, et surtout, je refuse le mensonge éhonté.
Mais la goutte d’eau, c’est qu’un enfant pauvre, vivant probablement dans la rue (rapport de l’UNICEF sur la situation des enfants au Cambodge, de 2023), a voulu nous serrer la main, heureux de voir des occidentaux. Le moment était sincère, humain. Jusqu’à ce qu’on me demande de mettre du gel hydroalcoolique lorsqu’il était parti. Comme si le toucher de la pauvreté allait me salir ou me rendre malade. Je manque de mots. Et je commence à vouloir poursuivre le voyage seul. Je refuse qu’il soit pollué par des normes sociales absurdes.
Jour de calme imposé. Je reste à l’hôtel, pas pour me reposer, mais pour ne pas exploser.

J’ai envie de couper le contact parce qu’il me faudrait probablement me laver le cerveau avec du gel hydroalcoolique à cause de la propreté de cette vision du monde aseptisée. Mais on survit.
Et au fond, c’est une chance : j’observe en direct, sous microscope, comment un petit groupe de Parisiens en vacances vacille dès qu’il fait chaud et que le confort n’est plus au rendez-vous.
Ce qui nous amène au lendemain.
Symbiose et éthique
Les autres sont donc partis sans moi, mon médicament m’ayant mis ko technique pendant une demi-journée. Certains se sont excusés pour la veille donc je les ai finalement rejoints pour aller voir le Wooden Temple, un temple vieux de 300 ans presque entièrement fait de bois (certainement traité pour être préservé). On s’est finalement arrêtés sur le retour de l’hôtel pour boire un thé glacé à 1 dollar.
Le matin, j’ai eu une amie au téléphone pour lui raconter un peu le voyage et nos péripéties sur l’île de la Soie où l’on a vu la conception de vêtements de soie à la main, le fil étant tiré directement des cocons de vers à soie. Elle m’a alors répondu que ce n’était pas très « vegan friendly ».
Je me suis questionné sur le sujet de l’exploitation des vers à soie car j’ai instinctivement pensé qu’il devait s’agir d’une forme de symbiose entre humains et vers. J’avais raison : les vers à soie ne survivent presque plus à l’état naturel et ne fonctionnent qu’avec l’aide humaine. On leur offre nourriture, environnement stable et reproduction assurée. En échange, ils produisent ce fil de soie d’une finesse unique. Depuis des millénaires. Techniquement, ils n’ont pas le système nerveux central élaboré permettant de ressentir la douleur. C’est un autre sujet mais à noter.

Ce qui m’a cependant plus troublé, c’est cette remarque un peu hors-contexte dans un pays où la conception de cette soie est une forme de survie pour un peuple qui vit avec moins de 2 dollars par jour. C’est en fin de compte un simple autre système de valeurs où deux espèces cohabitent différemment. C’est une forme de symbiose et donc un pattern complexe que l’on retrouve partout dans la nature. Je visualise donc les choses selon ce système :
- humain ↔ ver,
- survie ↔ dépendance,
- production ↔ écosystème,
- modernité ↔ tradition,
- conscience ↔ non-conscience.
Je suis content car ma journée se finit finalement bien, j’ai appris quelque chose qui fait partie de l’héritage khmer. Ce serait réducteur de penser au mode de vie vegan et oublier plusieurs notions : interdépendance des espèces, survie humaine, souffrance animale (même si en théorie, ce n’est pas le cas avec les vers), et valeur du travail.
Les chats errants du Cambodge
J’adore les chats. Comme Jeanne qui vous a parlé de l’autisme au féminin. J’ai vécu avec dix chats au total, dont deux aujourd’hui encore, en garde partagée avec ma mère : Timal et Minette. Ils ont bercé toutes les étapes de ma vie, et je garde un souvenir particulier de chacun.
La chatte qui m’a fait confiance
J’ai un souvenir particulièrement touchant avec le chat de ma meilleure amie, Grimm, que je l’avais emmenée adopter à la SPA. Terrorisée, toute petite — et probablement traumatisée —, elle a finalement sauté à côté de ma tête pour se laisser caresser après près de deux mois à s’être cachée sous le lit. C’était le premier contact qu’elle a eu avec nous deux volontairement.
Pendant ces deux mois, on allait souvent s’installer près d’elle et tendre nos mains vers elle, la caresser tendrement, pour qu’elle s’habitue à notre présence. Elle ronronnait par stress (si vous ne saviez pas que c’était possible, je vous le donne). Petit à petit, elle venait vers nous jusqu’à ce saut imprévisible à côté de moi, tant elle s’était approchée doucement. J’ai perçu cette confiance s’installer entre nous deux, que seul le temps avait suffi à instaurer.
Donner un peu d’amour aux chats du Cambodge
Cette douceur que j’ai ressenti en la caressant et en l’entendant ronronner, c’est ce que je rêvais de donner un peu à chaque chat que je voyais au Cambodge. On m’a cependant sommé plusieurs fois de ne pas le faire par risque d’attraper des puces ou la gale. C’est toutefois une vision très biaisée et que les étrangers ont souvent à tort des animaux. Les puces piquent, mais elles fuient l’humain juste après. C’est donc déjà un risque extrêmement faible, d’autant plus si le contact est court. L’autre risque est effectivement la gale mais n’est souvent que bénigne et requiert que le chat soit mal en point, griffé ou blessé.
Et là, je suis tombé sur un chaton noir qui devait avoir moins d’un mois. Au miaulement tout mignon et qui s’est approché de nous pour se frotter à nous. Je me suis jeté à l’eau, me suis baissé et il s’est approché immédiatement pour se laisser caresser et parler un peu avec moi. Puis, un deuxième chaton roux et un troisième. Et enfin, toute la portée. On m’a demandé encore une fois de me laver les mains après (ce que j’ai fait, car je n’avais pas de problème à le faire avec un animal qui avait quelques réels risques). J’étais ravi d’être tombé sur ces petites bêtes, les prendre en photo, et leur donner un peu d’amour dont ils manquent probablement — les Cambodgiens n’étant pas très « animaux friendly » (article au sujet des chats et chiens errants au Cambodge), c’est pourquoi ils sont souvent très maigres. Le chaton noir me suivait dès que je l’appelais.
Une empathie plus forte pour les animaux
Lors de mon premier voyage, une chienne du centre universitaire où je travaillais avait donné naissance à des chiots tout aussi mignons. C’était l’une de mes plus belles rencontres. Cette fois, ça a été des chats dont voici une ribambelle de photos car je ne peux m’empêcher de vous les partager (la suite, après ces six prochaines photos).






Mon empathie est souvent plus forte avec les animaux qu’avec les humains. Les premiers ne mentent pas, sont parfaitement authentiques et aiment inconditionnellement. Ils offrent une dose d’ocytocine (hormone de l’amour) particulièrement puissante, donc je n’allais pas m’empêcher de leur rendre la pareille (en prenant mes précautions).
Peut-être que c’est ça, la vraie théorie de l’esprit : comprendre ceux qui n’ont pas besoin de mots pour être compris.
Théorie de l’esprit inversée
Les autistes auraient une théorie de l’esprit déficitaire : une capacité réduite à se mettre à la place des autres et à comprendre que les autres ont un état mental et émotionnel différent des siens. Alors que notre hôte, Thomas, nous faisait une visite guidée dans la ville, un ami a voulu lui demander combien coûtait un Tuk-Tuk. Thomas avait de la famille française et cambodgienne et a répondu « ça rapporte quelques centaines de dollars ». J’ai voulu reprendre la question et mon ami m’a dit de ne pas le faire car Thomas serait en train d’éviter le sujet. Mayday, mayday! Problème de communication intra-alliste.
Thomas avait en fait compris qu’on lui demandait combien gagnait un conducteur de Tuk-Tuk. La barrière de la langue, malgré le fait que Thomas parlait très bien français, avait joué en sa défaveur et mon ami s’est tout de suite imaginé quelque chose qu’il n’avait pas fait : éviter la question. J’avais raison, il suffisait de lui reformuler la question pour qu’il comprenne et on a appris que ça coûtait entre 2 000 et 3 000 dollars.
Jolie preuve de théorie de l’esprit dysfonctionnelle. Alors que de mon côté, la barrière de la langue jouait en ma faveur : je reformule comme je le fais déjà et ça fonctionne tout de suite mieux. Amusant.

J’observe souvent les interactions comme un naturaliste observe une colonie d’insectes : sans jugement, mais avec une fascination pour leurs mécanismes.
Des touristes au Cambodge
Quand on se balade dans un pays en étant autant dépaysé, c’est facile de faire des commentaires régulièrement sur tout ce qu’on observe différent de son pays natal. Je ne le cache pas : j’étais le premier à le faire, mais c’était toujours pour m’en amuser ou avec bienveillance. Mon premier voyage au Cambodge m’a naturellement réellement marqué, ce n’est pas quelques poubelles au bord du Tonle Sap qui allaient me choquer.
Voilà quelques-unes des perles de ce voyage que j’ai entendues, et comment j’y ai réagi.
La prosopagnosie architecturale
Vous avez entendu parler de la prosopagnosie ? C’est une condition qui provoque l’impossibilité à reconnaître les visages. Des célébrités comme Brad Pitt en sont atteintes. Les autistes sont plus susceptibles d’être touchés et ont souvent des difficultés à reconnaître les visages. J’expliquais à un ami qui parlait de la complexité à reconnaître tous les visages étrangers qu’un processus documenté similaire existait entre les peuples. Les Khmers ayant probablement autant de difficulté à reconnaître facilement tous les Occidentaux, même si les cheveux ou leur couleur comme les yeux peuvent aider. La blague commence.
On est tombés sur un Tesla Cybertruck que j’ai immédiatement pris en photo (étant fan de la marque) car je n’en avais jamais vu. Un ami a expliqué qu’on « ne n’en verrait jamais à Paris » contrairement aux temples qui sont par milliers : « Au Cambodge c’est temples, temples et encore des temples » en ironisant de manière faussement blasée. J’ai répliqué en disant que les Cambodgiens à Paris devaient se dire la même chose : « des cathédrales, des cathédrales, encore des cathédrales ». Et qu’en fait, ils n’arriveraient pas à faire la différence d’architecture. J’ai donc conclu en disant « qu’ils n’auraient pas tort, même moi je me perds dans les bâtiments haussmanniens. Tous les mêmes ! ».
La pollution cambodgienne sur les routes
À Kratie, le 7ème jour, on s’est rendus au restaurant en se disant que la ville était plus propre que Kampong Cham. Jusqu’à ce qu’on tombe sur un bord de route inondé de bouteilles de plastique. Un ami a remarqué que ce n’était pas plus propre qu’ailleurs. Je lui ai alors tendu mon verre de bubble tea en plastique en lui demandant poliment « tu peux jeter mon gobelet par terre s’il te plaît ? ».
Un peu d’humour absurde ne fait jamais de mal et ça m’amuse toujours de voir les étrangers être en « bon observateur occidental » dans les pays pauvres.

Les barres de wifi
Étant habitué (encore) au mauvais réseau cambodgien, je n’ai pas été surpris de la suite de cette histoire. Il m’arrive qu’on me dise d’arrêter alors qu’en fait, je poursuis mon délire jusqu’au bout plus pour moi-même que pour les autres. La blague a moins un aspect social pour moi que simplement me faire rire moi-même.
Arrivé à notre hôtel à Kratie, un ami s’est plaint de ne recevoir qu’une barre du réseau wifi. J’ai répondu « saute dans le Mekong, il y aura probablement plus de bars ». Je me suis ensuite corrigé en disant qu’en fait « le bar est un poisson marin donc tu en trouveras encore moins » et achevé ma blague par un « donc ne te plains pas, car les poissons eux-mêmes n’arrivent pas à avoir de bars, contente-toi de ce réseau ».
J’adore forcer mes blagues et mes délires jusqu’au bout, atteindre la limite de la logique. Apparemment, ce serait typiquement autistique.
Ce voyage est donc loin d’être uniquement exploratoire. Il soulève des questions, me permet de mieux définir ce qui me singularise des autres, et pourquoi je pense différemment. Je ne perds rien à voyager avec les autres, j’ai tout à apprendre d’eux comme ils ont beaucoup à apprendre des Cambodgiens et de moi-même.
Une parfaite symbiose humaine.
Quand je me suis trouvé ailleurs qu’en France, et que, pour me faire une politesse, on m’a demandé si je voulais être servi à la française, je m’en suis moqué et je me suis toujours précipité vers les tables les plus garnies d’étrangers.
J’ai honte de voir nos hommes enivrés de cette sotte manie qui les porte à s’effaroucher des manières contraires aux leurs : il leur semble qu’ils sont hors de leur élément s’ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils restent attachés à leurs façons de vivre et abominent celles des étrangers. Retrouvent-ils un Français en Hongrie ? Ils fêtent cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi ne seraient-elles pas barbares puisqu’elles ne sont pas françaises ? Et encore ce sont les plus intelligents qui les ont remarquées, pour en médire. La plupart d’entre eux ne partent en voyage que pour faire le retour. Ils voyagent cachés et renfermés sur eux-mêmes, avec une prudence taciturne et peu communicative, en se défendant contre la contagion d’un air inconnu.— Montaigne, Essais, III 9 De la vanité
Sur ce, je vous laisse : j’ai rendez-vous avec un burger à 6 dollars à Kratie (et peut-être une nouvelle leçon de relativité culturelle). À la semaine prochaine.
📸 Photographies personnelles prises ces derniers jours + quelques illustrations générées à l’IA.

