Du hasard naissent parfois les meilleurs fous rires. Je poursuis mon voyage au Cambodge avec mes amis, en passant par Skun, la ville des mygales frites, et un hôtel deluxe à 20 euros la nuit, pour l’expérience. Ces deux dernières semaines, j’ai pleuré de rire au moins une fois par jour. Objectif : une crise de larmes quotidienne pour ces 25 jours de voyage.
En rentrant à Phnom Penh, on est donc passés par la ville des mygales frites. Non pas dans l’idée d’en manger (car on en avait déjà fait l’expérience), mais pour avoir l’occasion d’en voir une se balader sur notre bras. Aucun risque : leur morsure est moins douloureuse qu’une piqûre d’abeille. Leur venin est retiré. On n’a pas eu cette chance, mais on a profité de deux délicieuses mygales fraîches et au goût légèrement différent de celles de Phnom Penh, avec une friture plus fine.

Le rire en mode boucle infinie internalisé
Le soir, la copine d’un ami nous a rejoints à Phnom Penh dans un hôtel de luxe (que j’avais accepté de réserver pour l’expérience, tant le prix était bas (spoiler alert : c’était décevant)). Il ne faut pas une heure pour que le couple aille « voir la vue au sky bar ». Leur absence dure un moment (ils sont en fait partis chercher un peu d’intimité dans leur chambre). Et là, on commence à glisser. Le signal d’alarme, c’est la sacoche qui tombe de la porte de leur suite quand on s’y rend chercher de la nourriture. Et là, je dérape.
Quand les punchlines s’enchaînent
Un enchaînement parfait de punchlines improvisées sur le balcon qui nous a tous lancés dans un long moment partagé de rire. Je lance qu’on devrait s’assurer que notre ami « est bien rentré en nous envoyant un message », puis « qu’on les attend pour manger » avant de conclure en lui demandant « are you coming » dont je laisse les esprits mal placés comprendre la signification. Je suis coquin donc j’envoie les messages. Et là, ça dérape encore plus. On est déjà très pliés de rire quand je sors mon téléphone et m’aperçois que je l’ai appelé en visio par erreur. Le fou rire reprend. Comme si ça n’avait pas suffi que je les appelle, il a fallu que ce soit l’appel « voyeur ».
Inculpé pour avoir trop ri
En l’attente du couple, je finis par m’asseoir tellement j’étais en larmes. J’ai fait rire les autres, mais ce qu’il faut comprendre, c’est que je fais mes blagues pour moi-même plus que pour le partage. Tant mieux si ça fait mouche, mais ce n’est jamais l’objectif. Comme ça ne suffisait pas, je m’achève moi-même en partant et lançant un « je vais en cellule de dérirement » puis que « je pars là où le rire ne me suit pas » car plus je riais, plus je faisais rire un ami, et plus ça me faisait penser à mon enchaînement de bêtises, et donc plus je riais.
C’est là une spécificité : j’ai souvent observé les allistes se contaminer entre eux par le rire. C’est quelque chose que je simule involontairement et occasionnellement : ce n’est pas le rire de l’autre qui me fait rire (quoi qu’il puisse me faire sourire), c’est de repenser à la blague originelle en boucle dans ma tête. Un humour de répétition internalisé qui s’auto-suffit.
Bref, comme le dit ma meilleure copine de meilleur ami, je suis parfois un vrai poète dans mes phrases à double sens.
Mais l’humour est parfois à double tranchant.
Bug sémantique
J’ai un humour très littéral, souvent sémantique, et qui échappe à la hiérarchie sociale. J’ai rencontré mes amis en école d’ingénieurs. J’étais dans le cursus ingénieur, ils étaient dans un cursus d’expertise en ingénierie. Je n’ai jamais fini mes études car je me suis lassé de l’informatique, et que je faisais face à de fortes difficultés liées à un premier épisode mixte et de multiples épisodes dépressifs.
Quand des « ingénieurs » font les malins
En route pour Siem Reap, pour lyncher sa copine qui ne parvenait pas à s’attacher, un de ces amis a lâché un « il faut des ingénieurs pour trouver la ceinture ». En réplique, et en m’incluant dedans, j’ai ironisé en expliquant « qu’en attendant, ils font les malins, mais je ne compte aucun ingénieur dans la voiture ». La blague est en fait récurrente car celui-ci joue souvent de ses contrats de travail qui mentionneraient un titre d’ingénieur (sans en avoir ni le diplôme ni les compétences, donc ne suffisant pas à justifier l’affirmation). Ce qui aurait pu tenir comme une simple blague s’est transformé en justification de la part du groupe, une attaque personnelle sur mon manquement à avoir terminé mon cursus (qui, si on veut jouer, était autrement difficile que le leur), puis à insinuer que je les aurais insultés.
Erreur 404 : Théorie de l’esprit introuvable
C’est là que le bât blesse. Une insulte implique selon moi de blesser quelqu’un, de le dévaloriser ou de le dégrader. Par ma petite pique, je ne faisais cependant que relever une incohérence sémantique amusante pour défendre la copine de la taquinerie. Rien de méchant. De simples faits. Que l’on a interprété comme une insulte. Pourtant, même les étudiants en ingénieur ne se disent pas ingénieurs tant qu’ils n’ont pas le diplôme. Un étudiant avec un master n’agite pas non plus un titre d’ingénieur qu’il n’a pas obtenu. Si on veut pousser le bouchon, j’ai entendu plusieurs kinésithérapeutes me corriger en mentionnant la médecine car ce sont deux cursus différents. Et pour pousser encore l’absurde, ce serait comme autoriser un étudiant en ingénieur à se qualifier de juriste parce qu’il a des cours de droit du numérique.
Syntaxe du rire
Je n’ai aucun mal à admettre que je n’ai qu’un Bac+2 et m’en contente sans sourciller car je ne vois que peu la valeur ajoutée d’un titre d’ingénieur dans ma situation. Mais je sais faire la distinction, je sais tous les efforts fournis par un ingénieur (en théorie) pour obtenir son diplôme. Et je suis sensible à l’incohérence, peut-être trop finalement. Ce qui me fascine cependant, c’est constater à quel point les allistes peuvent être frappés directement en plein cœur de leur estime sociale quand on relève une inexactitude. Ils ne veulent pas que ce soit exact : ils cherchent à maintenir un flou qui leur sied bien. Et ce, d’une main de maître : en jouant sur les mots (« titre d’expertise en ingénierie »/ingénieur) et sur les codes sociaux implicites (le contrat d’embauche qui mentionne le titre).

Bon, heureusement, la blague continuera, on continuera de penser que j’insulte tout le monde, mais on va encore probablement avoir un fou rire tous ensemble ce soir. Next!
Glitch dans une farce
Après toutes ces épopées, j’étais épuisé et m’allonge sur le sol en fermant les yeux. Je les rouvre en entendant des pas quand un ami me verse de l’eau sur le visage et le t-shirt. Ce genre de blagues ne me plaît pas vraiment. Je suis donc parti sans dire un mot, prenant une bouteille d’eau dans ma chambre, me dirigeant vers la sienne pour inonder littéralement sa couette et le drap housse. Objectif : ruiner sa nuit dans l’hôtel de luxe. Ce qu’on appellera vengeance n’est qu’une façon pour moi de rétablir la justice, rééquilibrer la balance et faire comprendre à l’autre sans semer le chaos son mauvais comportement.
Bug dans le glitch
Mayday. Il ne dormait pas seul sur le lit. J’avais bien pris soin de laisser sèche une moitié de lit, mais l’eau se serait propagée. Ayant fermé ma chambre à clé pour empêcher la blague de continuer (le geste n’avait rien d’impulsif, il était millimétré), je me suis réveillé le lendemain en découvrant l’innocent en train de dormir sur le canapé. Quelle injustice. Plutôt que de me réveiller pour prendre ma place (que je lui aurais donnée, étant responsable), il a préféré passer une mauvaise nuit sur le canapé sans draps.
Fix the bug
Je lui ai donc payé café, repas et ai pris soin de lui au réveil, mais j’en sors agacé. Comme souvent, je n’ai en fait rien rétabli et le coupable a juste eu droit à un lit humide une heure le temps qu’il sèche, délaissant une victime collatérale sur un canapé dans un hôtel à 30 euros la nuit (300 à Paris).
J’étais en fait agacé depuis plusieurs jours régulièrement dans ce voyage, et avais déjà vécu plusieurs shutdowns liés à mes sensibilités sensorielles et la fatigue accumulée. La farce de l’ami n’était donc pas du tout la bienvenue dans un contexte où j’étais fatigué et me suis endormi en quelques minutes juste après. Bref, ça s’amuse, et ça dérape aussi.

Le Cambodge a été l’occasion de souder des liens amicaux, malgré quelques déboires, et de me rendre compte à quel point ce groupe était important dans ma vie. La question qui se pose maintenant, c’est celle de prévoir un déménagement dans le pays et pourquoi pas, proposer une série d’articles sur ce que c’est qu’être autiste et bipolaire dans une vie quotidienne à l’étranger. Surtout, dans un pays où l’accès aux soins est plus limité qu’en France.
📸 Photographies personnelles prises ces derniers jours.

