Un ancien ami m’a une fois demandé comment je voyais le fait d’être amoureux. J’ai répondu que c’était « tout plein de sensations désagréables dans le corps ». Je n’étais pas encore diagnostiqué et ça l’avait beaucoup amusé. Il n’avait jamais entendu ce genre de description et ma réponse était instinctive. Je pense moi-même n’avoir effectivement jamais entendu cette description ailleurs (j’avais même fait mes recherches comme un bon élève pour le décortiquer).
J’avais été amoureux réellement deux fois dans ma vie. Même si j’ai à ce jour pensé l’être deux fois de plus, mais j’y reviendrai. Mon autisme peut finalement facilement expliquer ce ressenti. Les émotions, ça se manifeste par des signes physiques. L’amour, ça active généralement des récepteurs internes. Vous savez : ce cœur qui bat très vite et fort, cette sensation de chaleur, et la tension musculaire que ça entraîne. Tout ça, on peut très vite l’associer à un surplus de sensations. Là où les gens ressentent comme des papillons, je ressentais une surcharge électrique, et qui s’intensifiait en présence de la personne dont j’étais amoureux.
Les autistes sont aussi souvent sujets à l’alexithymie. Il s’agit d’une difficulté à reconnaître et comprendre ses émotions. C’est mon cas. J’imagine que distinguer anxiété et excitation me devait être difficile, d’où une perception biaisée de mes signes corporels.
Mon autisme a fortement affecté la nature de mes sentiments amoureux, qu’importe mon état de stabilité psychique : euthymique (stable), dépressif et maniaque. Ce dernier état peut toutefois rendre ces expériences très singulières.

Les personnes autistes ressentent souvent très fortement leurs émotions, ce qui peut se traduire par une dévotion totale à l’autre lorsqu’elles tombent amoureuses, et par une chute libre lorsqu’elles sont confrontées au rejet. Plus les rejets s’accumulent, plus elles sont à risque de perdre en confiance. Je vais décrire ici plusieurs manières dont mes sentiments amoureux se sont manifestés.
Des sentiments bien réels
Ces deux fois où j’ai été amoureux, j’ai à chaque fois été mis dans des positions inconfortables. L’expérience a alors oscillé entre émerveillement et confusion, et parfois même résulté en une forte frustration.
La première fois que je suis tombé amoureux, c’était relativement tard : j’allais avoir 21 ans. J’avais eu quelques « crushs » aux alentours du lycée mais ça s’arrêtait là. Chez les autistes — même si c’est très variable —, les premiers sentiments amoureux apparaissent souvent en fin d’adolescence ou début de l’âge adulte, plus tard que chez les allistes.
La naissance des premiers sentiments
À cette époque, je passais beaucoup de mon temps à osciller entre épisodes dépressifs et épisodes hypomaniaques. Je passais aussi plus de temps à faire la fête en appartement avec un nouveau petit groupe d’amis qui deviendra une fondation dans ma vie. Une jeune femme était systématiquement présente, avec qui je passais tous mes week-ends. Des sentiments se sont rapidement développés, de manière très intense. Comme c’était la première fois, il a fallu un moment pour que j’identifie ces sentiments.
Des événements nous ont rapprochés, mes sentiments continuaient de s’intensifier, ce qui me laissait très confus. Je ne savais pas si j’étais réellement amoureux ou simplement exceptionnellement complice avec elle. Finalement, lorsqu’elle m’a expliqué ne pas partager mes sentiments, j’ai été soulagé. On a échangé longuement, elle s’est montrée rassurante, et on a partagé chacun qu’on se concevait comme meilleurs amis. Je me souviendrai toujours de cette sensation qui m’a envahi et court-circuité la tristesse de la déception amoureuse : j’avais une meilleure amie. J’étais comme un enfant. Je n’avais pas échoué : j’avais renforcé une relation (qui deviendra (trop) unique). Et la surcharge sensorielle finit par se calmer.
On est devenus très proches : c’est avec elle que j’ai pu faire mes premiers câlins sans les rejeter, c’est avec elle que j’ai découvert ce que tendresse signifiait. J’étais dans un entre-deux : je n’étais plus amoureux mais je la voyais quand même comme plus qu’une meilleure amie. Elle a fait sauter toutes mes barrières sociales et sensorielles, m’ouvrant la porte à l’expression de mes émotions.

Des sentiments amoureux très conflictuels
La deuxième fois que je suis tombé amoureux, contre toute attente et à mon détriment, c’était en hôpital psychiatrique. Cela faisait suite à un épisode mixte bipolaire, qui s’est transformé en épisode maniaque arrivé à l’hôpital. La jeune femme pour qui ces sentiments s’exprimaient était dépressive. On a rapidement accroché alors que je faisais le malin à l’heure du dîner car j’étais euphorique. On a fini par partager de longues discussions et moments ensemble, et des sentiments sont nés de cette complicité naturelle (mais amplifiés par l’épisode maniaque).
J’avais un impact positif sur elle et quand on était ensemble, elle ne semblait plus au fond du trou. Elle avait un impact sur moi, car c’était la première fois que je percevais chez une femme un intérêt romantique réciproque. Je me suis alors mis à passer le maximum de mon temps avec elle, faire des activités de l’hôpital inhabituelles simplement pour l’accompagner. On a partagé des instants de silence et de tendresse, des câlins rendus possibles parce que mes barrières sensorielles avaient sauté sous l’effet de la manie. Même les contacts les plus anodins électrisaient mon corps. Et finalement, un premier baiser (que j’avais même inscrit dans mon calendrier), à 23 ans.
Pour la petite anecdote : j’ai découvert que je rejetais très drastiquement certaines formes de baiser, intrusifs et chargés sensoriellement. L’expérience était donc inédite et euphorisante, mais autistiquement confuse, voire désagréable. Le french kiss n’est déjà pas agréable pour tous les allistes, mais chez les autistes, il peut être très déroutant, tant il semble imprévisible et nécessite un lâcher-prise que tous ne peuvent pas forcément produire. Le contact des visages, des lèvres, de la langue, de la salive, tout ça peut être déstabilisant. Je me suis même surpris à me rappeler qu’il fallait fermer les yeux. J’avais littéralement les yeux grands ouverts car je ne savais pas quoi faire : j’avais besoin d’un mode d’emploi pour une expérience qui semblait pourtant si fascinante pour la majorité.

Amoureux en pleine psychose
Au cours de deux autres expériences, j’ai cru tomber amoureux, mais cette fois, la bipolarité avait eu raison de ma raison. Mes sentiments étaient exceptionnellement forts au point de répéter à mon entourage que « je n’avais jamais été aussi amoureux de quelqu’un ».
Je pensais à cet amour partagé, j’étais sûr que la femme en question n’avait d’yeux que pour moi. Je pensais à elle du lever jusqu’au coucher et aurais tout fait pour elle. Je pensais qu’elle m’envoyait des signes. Signes que j’étais le seul à comprendre puisque mon entourage essayait de me décourager. Ils avaient raison.
Ces deux fois, j’avais été catapulté en épisodes maniaques sévères puis en psychose. Chaque fois, je m’étais senti vrillé, comme un déclic. La psychose, dans une manie, ça se manifeste par des délires et/ou des hallucinations. Chez moi, les deux se présentent. En l’occurrence, il s’agissait de délires dits « érotomaniaques ». Ils consistent en la croyance infondée qu’une personne est éperdument amoureuse de soi. Le patient surinterprète ou invente des signes qu’il est le seul à comprendre. Évidemment, la psychose implique une perte de contact avec la réalité, et donc l’incapacité à distinguer le vrai du faux. Dans mes délires, ces deux femmes sont donc tombées amoureuses de moi sans que je n’aie de preuve tangible à l’appui.
Cela s’est accompagné de la naissance de sentiments envers elles, extrêmement intenses. Dans un cas, j’ai fini par agir de manière peu considérante. La jeune femme en question a néanmoins maintenu le lien avec moi et on est devenus de proches amis. La deuxième était une collègue à moi et a probablement pris peur. Pour une raison que j’ignore d’ailleurs, mais elle a mis des distances par la suite. J’imagine que j’ai dû me montrer très intrusif. Il faut bien comprendre le contexte : j’avais l’entière conviction qu’elle partageait mes sentiments, sans aucune preuve, ce qui m’a donc poussé à lui proposer des sorties très tôt, la taquiner, faire des tentatives de séduction, le tout, sur notre lieu de travail.

Toutes ces expériences ont partagé un point commun : elles étaient teintées d’instabilité de l’humeur, rendant mes sentiments plus agressifs intérieurement, et s’exposant en public plus facilement. C’est toutefois l’autisme qui se manifeste le plus nettement dans cette manière d’aborder les sentiments amoureux.
L’autisme et les sentiments amoureux
Il joue une grande part dans la manière dont je vis mes sentiments amoureux. Une grande place, voire carrément la seule place. Toutes les manières dont ils s’expriment sont influencées par mon TSA. Un peu à la manière dont l’autisme fait partie intégrante de mon identité.
Une loyauté sans faille
Certaines choses persistent, délire ou pas, quand je suis amoureux, à savoir une dévotion totale à l’autre. Je suis d’une loyauté sans faille, dixit mes amis. Je n’hésiterai pas à mettre tous les besoins de l’autre en priorité sur les miens, même si l’amour n’est pas partagé — ce que j’apprends généralement sur le tard. La personne devient partie intégrante de mon mental. Comme les barrières sont brisées, ce sont uniquement des fantasmes sensoriels dont je fais l’expérience (contact, câlins) et qui se traduisent par des scènes que je visualise avec un degré de détails extrême. Rien de particulièrement romantique, sensuel et encore moins sexuel.
La théorie de l’esprit au cœur de mon incertitude
J’analyse énormément chaque message, je l’épluche et le décortique de façon très patterniste et froide avant que ce ne soit émotionnel. Je ne lâche donc jamais prise comme beaucoup aimeraient me voir le faire. Mais il est rare que je m’abandonne complètement à une émotion sans faire ce chemin.
Cette manière d’analyser tous les messages génère souvent soit une sous-interprétation, soit une sur-interprétation. C’est lié à la théorie de l’esprit et ça me plonge dans une forte incertitude qui peut déborder en anxiété qui perdurera jusqu’à la clarification de ces signaux. J’avais donc du mal à décoder les intentions des autres, ce qu’on appelle la théorie de l’esprit.
La bulle sensorielle comme moteur amoureux
L’amour, pour moi, naît aussi d’une sensorialité que je partage avec l’autre. Il ne naît pas d’un désir sexuel mais d’une tendresse partagée. Câlins, le fait de partager un lit ou même se tenir la main sont autant de gestes et de moments qui peuvent provoquer des débuts de sentiments amoureux. C’est d’autant plus vrai qu’ils impliquent de briser mes barrières sensorielles et sociales, chose que je ne fais qu’avec certaines personnes spécifiques. Seulement deux amis peuvent me donner un câlin sans que j’en sois gêné. Les deux femmes dont j’ai été amoureux avaient réussi à faire sauter cette barrière.

L’odeur de l’autre, la chaleur corporelle qu’il dégage, sentir sa respiration ou son cœur battre : autant d’autres facteurs auxquels je suis très sensible et qui peuvent intensifier des sentiments. Ce sont aussi des choses que je perçois avec des amies, c’est pourquoi il peut m’être difficile de savoir situer mes sentiments tant que leur réciprocité n’est pas confirmée.
Cette recherche sensorielle, cette douceur, c’est aussi ce qui m’a confus le plus : était-ce purement amoureux ou une simple recherche de bulle sensorielle avec quelqu’un en qui j’avais entièrement confiance ? Pour moi, cette intimité sensorielle était plus forte qu’un lien sexuel. J’ai expliqué à une amie que je percevais même le câlin comme plus intime qu’un baiser.
Quand l’amour devient un intérêt spécifique
Chaque fois que j’ai été amoureux, j’ai presque fait de l’autre un intérêt spécifique à part entière. Je lui dédiais tout mon temps et toutes mes pensées lui étaient axées. Elle faisait partie intégrante de mon quotidien au point d’en devenir extrêmement envahissante. Je n’avais qu’une idée en tête : en faire ma priorité. Ça se manifestait en tendresse, en petites attentions, en taquineries, en affection, et en apprenant à la connaître, avec ses défauts. C’était aussi systématiquement net. L’amour n’était pas progressif, il y avait un réellement basculement dans la manière dont je la voyais. J’ai lu de nombreux témoignages dans la communauté autistique qui mentionnaient ces mêmes particularités. Voir l’amour comme un intérêt spécifique, c’est aussi accepter que le rejet amoureux puisse être extrêmement douloureux.
Le rejet amoureux plus intense
Lorsqu’une personne autiste a un intérêt spécifique, elle y consacre une grande part de son temps jusqu’à en faire un paramètre identitaire. Lui enlever son intérêt, c’est lui enlever une partie d’elle-même. Les sentiments amoureux, c’est relativement similaire : la chute est souvent plus violente et longue que chez les personnes allistes. À titre d’exemple, chaque rejet amoureux m’a mis en mode « blocage » pendant environ deux ans en moyenne. C’était si violent que mon cerveau voulait me protéger du moindre rejet et d’une nouvelle perte de confiance en moi potentielle.

J’en parlais : la théorie de l’esprit amoindrie affecte aussi le rejet amoureux. La personne autiste peut être convaincue du partage par l’autre de ses sentiments et se retrouver complètement confuse : il y a une dissonance entre ses pensées et la réalité, qu’elle peut très mal vivre.
Enfin, comme je l’ai décrit, être amoureux implique souvent une baisse des barrières sensorielles, ce que beaucoup d’autistes ne permettent que pour certaines personnes spécifiques. Il s’agit donc de donner son entière confiance à la personne de laquelle la personne est amoureuse. C’est une confiance rare et précieuse qui peut être vue comme une forte invalidation de ce don qu’elle fait à l’autre.
Une étude s’est d’ailleurs penchée sur le sujet de la réponse neuronale au rejet sociale, en identifiant des profils de réponse cérébrale distincts face au rejet et à l’exclusion, indiquant une expérience de la souffrance sociale plus marquée (Masten et al., 2011).
Pourquoi je refuse le jeu de la séduction
Finalement, comme je ne joue pas le jeu social de la séduction — que je n’aime pas du tout —, je me repose sur quelque chose de clair, franc et tangible. Seulement, chaque fois que j’ai eu ces sentiments, les signaux étaient flous de l’autre côté, générant parfois une forte dose d’anxiété. Beaucoup d’autres autistes — dont certains de mes amis — expriment ce désintérêt pour le jeu de séduction. C’est presque normal : il inclut beaucoup de sous-entendus et de communication non verbale, deux aspects qui peuvent nous être difficiles.
L’amour à sens unique tout aussi intense

L’ami qui m’a posé la question de « comment je voyais le fait d’être amoureux » m’a aussi une fois dit que je n’avais pas pu savoir ce que c’était que l’être car je n’avais pas fait l’expérience de l’amour partagé. Il estimait que l’amour à sens unique était moins fort que lorsqu’il était partagé. Je ne suis pas d’accord avec ça.
C’est une vision très relationnelle et sociale de l’amour. Pourtant, la manière dont il s’exprime chez moi peut être tout aussi envahissant, structurel et destructeur. Son aspect très sensoriel à lui seul lui donne une grande force. Je ne cherche pas une validation extérieure lorsque je suis amoureux, je cherche principalement à partager ce que je ressens à l’autre. C’est comme écouter de la musique seul ou avec quelqu’un. La constante, c’est l’intensité. La variable, c’est l’écho.
L’échec amoureux, naissance d’amitiés précieuses
Je garde à l’esprit que vivre un amour partagé (je n’attends que ça) m’apportera probablement une perspective alternative. Peut-être. En attendant, mes premiers sentiments amoureux ont débouché sur une profonde amitié — aujourd’hui en pause — et resteront donc comme une référence très précieuse dans mon esprit. Je pense même que paradoxalement, ils m’ont probablement plus marqué que bien d’autres de ces histoires dites « d’amour ».
L’amour, tel que je le vis, n’est ni papillons ni évidence sociale. C’est une intensité sensorielle qui m’envahit, un intérêt spécifique qui m’habite. Et si mes expériences n’ont pas toutes été heureuses, elles m’ont appris une chose : ma façon d’aimer n’est pas défectueuse. Elle est atypique — et c’est dans cette singularité qu’elle trouve sa force.

NB : Si les illustrations vous paraissent étrangement métaphoriques, c’est normal : je deviens lyrique dès qu’il s’agit d’amour. J’espère qu’elles ne rendront pas mes lecteurs autistes trop confus !

